Axe "Matérialités : objets, innovations, consommations, circulations et appropriations"

L’Asie du Sud-Est a été identifiée pour la première fois comme aire culturelle à partir des pérégrinations d’un objet, le tambour de Đông Sơn. Sa circulation et son adoption par différents groupes, du nord de l’actuel Vietnam jusqu’aux petites îles de la Sonde de l’archipel indonésien, dessina la première esquisse protohistorique de notre région d’étude. Au-delà des histoires locales ou nationales, la quête scientifique des éléments fondateurs de l’unité de l’Asie du Sud-Est a plus d’une fois emprunté les chemins féconds de l’étude des savoir-faire, de leurs produits et de leurs circulations. Ce fut même l’une des intuitions centrales ayant présidé à la création du premier centre de recherche français dédié à l’Asie du Sud-Est, le CeDRASEMI, en 1962. Lointain héritier de cette première initiative, mais aussi en phase avec les approches novatrices en sciences sociales qui questionnent la dichotomie sujet/objet et remettent ce dernier au centre de l’enquête, le CASE entend, à travers cet axe de recherche, interroger à nouveaux frais les spécificités de l’Asie du Sud-Est quant à la production, la consommation et la circulation d’artéfacts. Alternative et complément à une approche textuelle – ou du moins fondée sur le « dire » – il entend, à partir du « faire » ou de l’usage, réfléchir à l’unité et aux frontières de notre région, à ses ruptures chronologiques et à son rapport au reste du monde. L’axe 3 enfin propose d’envisager les questionnements relatifs à la culture matérielle à l’origine du renouveau des études anthropologiques sur l’Asie du Sud-Est au début des années 1970.
En adoptant une démarche pluridisciplinaire et par un renouvellement et une ouverture des problématiques (ajoutant à la question des techniques, celle des « objets puissants » et des ressorts de la consommation de masse), cet axe consacré aux matérialités permet un élargissement de nos corpus.

1. Pratiques, techniques et savoir-faire, circulations

Dans le sillage d’une génération précédente d’anthropologues français de l’Asie du Sud-Est qui
avaient décrit les spécificités de l’aire sud-est asiatique dans le domaine des savoirs et savoir-faire techniques (André-Georges Haudricourt, Lucien Bernot, Danielle Geirnaert-Housset), en particulier à travers la notion de « chaîne opératoire » (André Leroi-Gourhan, Robert Creswell), la production d’objets envisagée comme point d’observation des différentes sociétés connaît depuis quelques années un renouveau. La circulation non marchande de biens et de services en Asie du Sud-Est continentale est l’objet du programme de recherche mené par E. Pannier (assoc. CASE). Des problématiques, autour de la notion de « filière », sont portées par plusieurs de nos membres (B. Sellato sur l’artisanat des nomades chasseurs-collecteurs forestiers de Bornéo ; A. Vallard sur les perles anciennes en péninsule thaïe-malaise ; N. Césard, membre associé, sur l’apiculture en Indonésie). Sur le temps long, différents travaux contribueront à enrichir une histoire des techniques régionales, envisageant d’un même élan l’évolution des savoir-faire, métiers et mutations sociales : ceux de B. Vincent sur la métallurgie du cuivre et de ses alliages à Angkor et dans le royaume khmer, ceux de P.-Y. Manguin sur les navires de l’Asie du Sud-Est pré-moderne et sur les céramiques d’importation à Palembang / Sriwijaya (800-1400, Sumatra Sud), ceux de G. Epinal (doct. CASE) sur la céramique du premier millénaire des sites côtiers d’Asie du Sud-Est, ceux de R. Ebrahimi (doct. CASE) sur le rôle des réseaux maritimes persans en Asie du Sud-Est dans le développement concomitant de l’islam et du commerce au long cours ou encore ceux de D. Perret sur le mobilier des sites d’habitat anciens d’Insulinde (Kota Cina à Sumatra Nord et la région du delta de la rivière Sarawak à Bornéo).

2. « Objets puissants », images et représentations

Dans le prolongement des problématiques du groupe « lieux puissants » (voir Bilan), cet axe s’intéressera aux valeurs intrinsèques particulières attribuées à certains objets, en dehors de leur utilité ou de leur valeur faciale. Le mobilier cultuel, les images « sacrées », les divers regalia (pusaka des principautés javanaises, palladium dans les royaumes bouddhisés) constituent des objets auxquels est attribuée une intentionnalité, une puissance, voire une vie propre.
L’« agentivité » de ces objets (Alfred Gell) peut s’analyser sur un mode cognitif ou ontologique et constitue un prisme précieux pour la compréhension du pouvoir et de l’autorité dans les sociétés d’Asie du Sud-Est. Tout particulièrement, l’étude des images comme artéfacts constitue un angle d’approche pertinent de la question de la représentation dans la genèse et les dynamiques des religiosités d’Asie du Sud-Est.
Pour les périodes anciennes, V. Degroot poursuivra, à partir de l’étude des dépôts rituels du Candi Kimpulan (Java Centre), son étude archéologique de la matérialité du religieux dans la tradition hindo-bouddhique javanaise. É. Bourdonneau et L. Roche (doct. CASE) s’emploieront à étudier les « programmes iconographiques » des grands sanctuaires angkoriens des Xe-XIIe s., en envisageant ces représentations comme source d’une histoire socio-culturelle du Cambodge ancien.
Pour les périodes plus récentes, A. de Mersan et B. Brac de la Perrière poursuivront l’étude des matérialités bouddhiques par l’étude des statues, images, reliques et sanctuaires. P. Prouteau (doct. CASE) envisagera la matérialité bouddhique à partir de l’introduction du Sound System au sein des monastères. G. Facal (assoc. CASE) s’intéressera quant à lui aux objets associés aux « hommes forts » (jawara) de la région de Banten (Indonésie). A travers la notion de paysages mémoriels, où l’image photographique joue un rôle essentiel, A. Guillou analysera les projets du gouvernement cambodgien de muséification et de mémorialisation du génocide khmer Rouge dans ses dimensions culturelles, sociales et politiques. Enfin, J. Samuel achèvera son travail d’inventaire et d’analyse de la peinture sous verre javanaise (plus de 2000 pièces enregistrées à ce jour).

3. Modernités, modes de vie, consommations

Les approches sémiologiques et sociologiques proposées par Roland Barthes (Mythologies, 1957) puis par Jean Baudrillard (La société de consommation, 1970), prolongées par des travaux d’anthropologues (Mary Douglas et Baron Isherwood, The World of Goods, 1979) et d’historiens de la période moderne (Daniel Roche, Maxine Berg, Helen Clifford), ont creusé un sillon prometteur pour une analyse des sociétés à partir des objets qu’elles consomment. Ce dernier sous-axe envisagera la culture matérielle à la fois comme vecteur et témoin des bouleversements liés à l’irruption de modernités successives (coloniales, post-coloniales) en Asie du Sud-Est. Il s’intéressera particulièrement à des objets et des biens d’usage quotidien (habillement, objets domestiques, outils) qui ont vu naître la consommation de masse et analysera leurs modes de circulation, d’appropriation ou de rejet.
M.-S. de Vienne étudiera les échanges et circulation de biens matériels, véhicules d’innovations ou de développements bilatéraux, à travers le rôle des entreprises et des autorités politiques des différents pays de la région. R. Madinier s’intéressera à l’irruption d’une modernité matérielle d’origine occidentale dans le monde malais à partir de la seconde moitié du XIXe s., avec l’extension et l’approfondissement de la colonisation néerlandaise en Insulinde et britannique en péninsule malaise. Inaugurant une ère d’emprunts, d’arbitrages, mais aussi parfois de refus ostentatoires, qui ne concerna d’abord qu’une petite élite, ce type de choix s’est progressivement J. Samuel se propose d’étudier les allégeances politiques et religieuses dont elles constituent des manifestes iconographiques. Il réfléchira en particulier à l’agentivité des peintres et des commanditaires, qui ne sont en rien les récepteurs passifs d’images et de techniques nouvelles mais se les approprient activement en les envisageant comme autant de vecteurs de modernité.
G. Mikaelian analysera, quant à lui, ces processus d’appropriation des modes de vie à travers l’exemple d’Areno Iukanthor (1896-1975), l’un des héritiers de la royauté post-angkorienne, dont la biographie incarne un cas limite d’exaltation d’une identité dans la transculturation.
Enfin, le tourisme est l’autre forme importante de circulation dont les modalités d’expansion dans la région sont au coeur des recherches de plusieurs membres : C. Luquiau (assoc. CASE)
s’intéresse au tourisme « vert » et à ses différentes formes d’implantation en Malaisie (Sabah) ; M. Michalon (doct. CASE) étudie l’intégration d’une région pluriethnique du Nord de la Birmanie à travers les transformations de son espace au contact de la mondialisation touristique.

Collaborations et partenariats :

Les membres de l’Axe travaillent au sein de différents programmes en lien avec diverses
institutions :

  • Universidade Catolica Portuguesa, Lisbonne ; Département des Musées de Sarawak(Kuching),
  • University of Malaya (Kuala Lumpur) ; Faculté d'archéologie de Université Royale desBeaux-Arts (Phnom Penh) dans le cadre du projet Manusastra,-­‐ Centre EFEO de Sieam Reap (Cambodge),
  • Musée national du Cambodge (Phnom Penh),
  • Musée national des Arts asiatiques – Guimet, Centre de recherche et de restauration desmusées de France (C2RMF),
  • The University of Sydney,
  • Smithsonian Institution (Washington D. C.),
  • Metropolitan Museum of Art (New York).

Ils sont également porteurs de différents projets :

  • « Sungai Jaong and the Sarawak river delta history (Malaisie) » - 2017-2020 associantégalement le Centre National de la Recherche Archéologique d'Indonésie, Jakarta,Coordinateur : Daniel Perret
  • programme de recherche archéologique Kota Cina (Sumatra Nord) (CASE/EFEO/UMR8155 « Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (CNRS/Collège deFrance) ; l’INRAP et l’UMR 7324 CITERES (Laboratoire Archéologie et Territoires,CNRS/Univ Tours) (2016-2017). Coordinateur : Daniel Perret http://www.aibl.fr/fouilles-archeologiques/article/programme-kota-cina-indonesie,
  • programme archéologique Sarawak (Malaisie) : CASE/EFEO/Département des Musées de Sarawak (Kuching)/University of Malaya (Kuala Lumpur) ; Field Museum deChicago ; commission des fouilles (MAEDI), 2014-2017. Coordinateur : DanielPerret.

Ils ont soumis différents projets pour financements : ils sont notamment membres (V. Bouté, Y. Goudineau, A. Hardy, R. Madinier, V. Pholsena) de l’équipe préparatoire du projet CRISEA : « Regional Integration in Southeast Asia » : projet proposé par l’EFEO à l'appel 2017 du programme Horizon 2020.